Abdelkebir Khatibi, une oeuvre monumentale

Abdelkébir Khatibi est un romancier et sociologue marocain né à el Jadida en 1938 et décédé à Rabat le 16 Mars 2009. À l’occasion de l’anniversaire de sa mort, nous avons voulu vous parler de cet écrivain et intellectuel immense, dont la pensée singulière est toujours d’actualité, et reste malheureusement peu ou pas connue aujourd'hui.

Khatibi est sans doute le plus grand penseur postcolonial et décolonial arabe, il a exploré la frontière, non plus comme une membrane franchissable, mais comme une surface habitable, un espace de pensée à part entière. Il ne s’agissait plus pour lui de se contenter du vernis d’un métissage, brandit comme un impératif de nuance et une modernité présumée, mais d’opter pour une « tierce voie » qui ne cherche plus à réduire les altérités. Son oeuvre a tenté de décoloniser la langue et les identités, il a habité le monde de façon totale, en tant que sociologue, romancier, poète, sémiologue, philosophe, arabe, francophone et tout ça à la fois. Khatibi a revendiqué son droit à une différence intraitable, « une différence intraitable est irréductible et en même temps elle se pense comme telle. Elle affirme une souveraineté ».

Chevalier de l’ordre du Trône au Maroc, distingué par l’Académie Française, chevalier de l’ordre français des Lettres et des Arts, premier écrivain arabe à recevoir, en 2008, le Prix de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son œuvre. Khatibi nous a offert les outils pour décoloniser notre langue et entamer l’entreprise de désobéissance épistémologique dont, nous, les autres de l’Histoire, avons grand besoin.


“Sur la scène planétaire, nous sommes plus ou moins marginaux, minoritaires et dominés. Sous-développés, disent-ils. C’est cela même notre chance, l’exigence d’une transgression à déclarer […]. Bien plus, une pensée qui ne s’inspire pas de sa pauvreté, est toujours élaborée pour dominer et humilier ; une pensée qui ne soit pas minoritaire, marginale, fragmentaire et Inachevée, est toujours une pensée de l’ethnocide.”

“Entretien avec Abdelkbir Khatibi” - Abdellah Bensmaïn


Nous avons rencontré la Professeure Ghita El Khayat au salon du livre de Casablanca en 2019, en marge de la conférence organisée autour de l’oeuvre de Abdelkbir Khatibi. Ghita El Khayat a publié en 2005 ses correspondances avec Abdelkrim Khatibi aux éditions Marsam. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions, et partageons avec vous cet échange pour la première fois.

Pourquoi faut-il lire Khatibi aujourd'hui ? En quoi l'oeuvre de Khatibi est-elle singulière dans le patrimoine littéraire marocain ? 

Il faut lire ce que l’on appelle les classiques et Khatibi est désormais un classique ; l’œuvre de Khatibi est importante car elle était, à l’époque, novatrice, singulière, multiple dans ses buts ; elle peut sembler hermétique pour certains de ses textes, mais il faut se replacer dans le contexte intellectuel européen de l’époque pour la comprendre, en miroir avec celle de Barthes, Derrida, Deleuze, Hassoun…

- En quoi son œuvre propose t-elle une vision apaisée de la relation avec l'Occident ? Le passé colonial ? La langue française ? 

Il a écrit la majeure partie de son œuvre en français et quasiment rien en arabe ; il fut traduit. Il a apaisé sa relation personnelle avec l’Occident, et avec le passé colonial (il avait 18 ans en 1956) et la manière dont il en parle est un possible exemple pour ceux qui ne sont pas arrivés à régler leurs problèmes politiques et identitaires avec l’Occident.

On voit que ces problèmes existent toujours, soulevés par la question des langues à enseigner au Maroc ; d’autre part, Khatibi n’a pas assisté à l’imposition de l’amazigh sur tous les édifices publics du Maroc, pays qui a reconnu l’amazighité dans sa Constitution. Il eut sans doute beaucoup réfléchi à cette question ; moi, en tant qu’anthropologue et psychanalyste, je me demande pourquoi on a reconnu la part amazighe constitutive de notre pays si tard dans son histoire…

- Dans votre préface du livre sur votre "Correspondance ouverte", vous faites référence à la relation d'égal à égal qui vous a unit pendant vos échanges. Que pouvez vous nous dire à ce sujet, et sur sa vision de la femme en général ?

En correspondant avec moi, Khatibi m’a mise sur un pied d’égalité avec lui, c’est indéniable… de toute façon, je n’aurais jamais pu échanger avec un homme intellectuel qui n’aurait pas admis notre égalité.  J’ai écrit deux livres avec un Italien Alain Goussot, « Métissages culturels » en 2003 et « Psychiatrie, culture et politique », en 2005. Avec ces deux hommes, tous deux disparus, j’ai eu cette relation privilégiée avec deux intellectuels importants.  Avec les deux, ce fut un compagnonnage intellectuel extrêmement fécond pour moi, et j’espère pour eux. Cependant, ma correspondance avec Khatibi a été encouragée et poussée à la publication par mon professeur de philosophie, un spécialiste mondial de Kant, Jean Ferrari, mon ami et celui de Khatibi. Vous voyez que les hommes sont nombreux dans ma carrière intellectuelle et mes relations avec des penseurs et des scientifiques…


Propos recueillis en 2019