Antigone, figure palestinienne

Théâtre des Quartiers d’Ivry, Décembre 2012.

Toutes nos histoires commencent par un tâtonnement, celle-ci n’y échappera pas. Avant d’arriver au Théâtre des Quartiers d’Ivry, on marche, longtemps, on se perd, on se retrouve sur des périphériques déserts, on traverse des squares inquiétants. Il n’est que 19h et pourtant la ville dort.

Et puis, une clameur qui semble s’élever à proximité. On y est. On s’installe.

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Antigone, la troupe du Théâtre National Palestinien, les textes du grand poète Mahmoud Darwich, les musiques du Trio Joubran, et la mise en scène de Adel Hakim. En arabe, surtitré en français. Tout un programme !

Les premiers personnages s’avancent, et installent les chaises qui serviront à la mise en scène, comme s’il fallait impliquer le spectateur dans les moments off de la pièce, le plonger dans la confidentialité d’une représentation qu’on croirait clandestine, et qui ne peut exister qu’”hors des murs”. L’impression d’accompagner un théâtre modeste, naissant, encore précieux.

Deux dépouilles dans leurs linceuls sont amenées, sans qu’un mot ne soit encore prononcé. Ce sont celles de Polynice et d’Etéocle, les deux frères qui se sont entretués pour régner sur Thèbes. Juste les premiers accords de Oud, et on se sent bouleversés par ce spectacle, comme si l’on portait déjà un deuil qu’on découvrait à peine.

Puis comme un tableau de danse contemporaine, Antigone et sa soeur Ismène font leur entrée en costumes de ville, pleurent leurs frères en silence, tournent et se balancent comme des derviches persans. Un mélange de beauté et d’effroi.

Les premiers mots d’arabe éclatent, dans lesquels on découvre la diction grave de Shaden Salim, la belle Antigone palestinienne. Tantôt faible, fragile et affligée, tantôt rebelle, déterminée et conquérante, elle confie à sa sœur son projet d’offrir à son frère Polynice une sépulture digne, contre le décret de son oncle Créon, devenu roi, qui lui refuse les honneurs, et compte jeter sa dépouille aux griffes des charognards.

Les premiers parallèles avec l’histoire du peuple palestinien se dessinent. Les guerres fratricides, l’attachement à la terre, les tyrannies aveugles et le combat pour la dignité.

La scénographie urbaine semble également appuyer la modernité de la pièce. Le palais de Créon a été remplacé par un mur bétonné, symbole d’une métropole quelconque, terre d’exil de la diaspora palestinienne. Des fenêtres s’ouvrent et se referment, et les lumières changeantes se font l’écho des affects des personnages.

Dans un moment solaire, au zénith de sa révolte, Antigone, condamnée par Créon à être emmurée, crie sa propre oraison funèbre. Une tirade “coup de poing” où elle se fait la porte-parole d’une jeunesse en détresse, face au mur, lucide quant à sa descendance sacrifiée, résignée à rejoindre le sort de ses ancêtres. Triste juxtaposition de la fatalité grecque et de la tragédie palestinienne.

Des moments de grâce assurent les transitions entre les actes. Des interludes où résonnent la voix de Mahmoud Darwich, et les musiques du trio Joubran, où apparaissent des synesthésies inattendues, et des appels à la nostalgie d’une grandeur arabe passée. Une ode à l’espoir et à la vie pour tempérer les destins tragiques.

On retiendra les textes originaux de Sophocle et de Darwich projetés, tour à tour, en grec et en arabe, comme pour “écrire des silences, des nuits, noter l’inexprimable, fixer des vertiges”.