Djinane Alsuwayeh

ENTRE PUDEUR ET RÉSISTANCE

  • Nom : Djinane Alsuwayeh

  • Occupation : Photographe

  • Localisation : Paris / Koweit

Rencontrée lors du dernier Nuqat au Koweit, Djinane Alsuwayeh, artiste franco-koweitienne pluridisciplinaire, fait partie des coups de coeur de Younes Duret. Dans le cadre de sa carte blanche sur Lioumness, il nous propose d’aller à la rencontre de celle qui fait bouger les choses au Koweït, sans armes, ni violence. À ce sujet, la providence qui veille sur la création arabe doit être bienveillante, puisqu’il s’est avéré que Djinane était de passage à Paris. Tout converge, vous voyez. On la retrouve donc, sans plus tarder, sous les panneaux chauffants d’un café du 3ème arrondissement.

Elle nous raconte ses débuts, ses premiers gribouillages de lycéenne à Koweït City, l’incrédulité de son entourage qui ne comprend pas qu’elle ne fasse pas carrière dans la banque, et ses premiers traumatismes parisiens. Brillante élève de Penninghen, institut réputé de design et d’arts graphiques à Paris, puis de Parsons, antenne parisienne de l’école new yorkaise du même nom, elle n’oublie pas pour autant les premières remarques désobligeantes de ses professeurs, ni ses moments de pudeur face à ses premiers exercices de nu.

Pour son travail de fin d’étude, Speaking Twice, elle est déjà bien loin de tout cela. Armée de ses talents de photographe, de graphiste, et de directrice artistique, elle produit un travail sur l’identité et le changement, en mettant en scène deux femmes nues, symboles d’un temps anté-culturel, dans le désert koweïtien. Ne portant en guise de vêtements que des toiles de mots en langue arabe, l’une, orientale, s’en défait pour manifester son désir de liberté et d’indépendance, l’autre, occidentale, s’en revêt pour faire l’expérience de la répression. Percutant!

Djinane nous parle de la censure au Koweït, de ses amis artistes dont les sites internet ont été fermés, et la diffusion des travaux interdite. Djinane, elle, a toujours échappé à la censure. Lorsqu’elle fait poser nues ses modèles sur le sol koweitien, elles sont en réalité habillées d’une gaine couleur chair, sa façon à elle d’approcher le nu, sans provoquer les autorités. Ce qui est remarquable chez cette jeune femme, c’est son humilité et sa tolérance envers les intolérants. Ses travaux polémiques, c’est plus simple, elle ne les met pas sur son site internet qui est hébergé au Koweït. Née d’une mère française et d’un père koweitien, elle a hérité d’un mélange paradoxal de libération et de réserve. Lorsqu’elle nous montre ses travaux les plus libérés, on a l’impression d’être dans la clandestinité, de voir des choses que le monde n’a pas encore vues, des choses que certaines personnes ne devraient en aucun cas voir. Des femmes enceintes qui posent en tenue légère, des silhouettes qu’on devine dénudées dans la pénombre, des corps, du beau, mais du « haram » tout de même.

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Djinane veut participer au changement. Elle espère apporter beaucoup trop de choses au Koweït, pour risquer de tout perdre à cause d’une photo osée. Elle a lancé il y a presque un an déjà son projet Triangle, un studio de photographie, graphic design et direction artistique. Avec ce projet de création tridimensionnel, intégré, et réfléchi, elle cherche à réhabiliter la photographie d’art dans un pays qui brade la création au moins offrant. Ce qu’elle propose à ses clients, c’est de la consistance. Pluridisciplinaire et perfectionniste, elle développe des concepts, des logos, des identités visuelles pour des magazines de mode, des créateurs de parfums, ou des nouveaux lieux du divertissement et de la nuit. Elle lutte contre les conformismes, et les médiocrités du milieu, qui préfère parfois recourir à des travailleurs à la chaine pour réduire les coûts, quitte à perdre essence et cohérence.

A travers son studio, qu’elle compte déménager bientôt dans une ancienne warehouse, elle cherche aussi à encourager les talents locaux. Ambitieuse, altruiste, elle espère créer un espace de travail collaboratif, afin d’héberger des photographes de la région, du Koweït, ou d’autres pays du Golfe. Elle engage des assistants pour promouvoir le travail d’artiste, les initier à la technique, et leur apprendre le métier. Elle s’entoure également d’autres artistes internationaux, qu’elle souhaite faire venir au Koweït pour dispenser des workshops gratuits à destination des jeunes créatifs.

Hyperactive, Djinane participe aussi à des manifestations culturelles et artistiques entre Londres, et Paris. La prochaine en date, l’exposition, Syriart, qui se tient à l’Institut du Monde Arabe, dès le 17 Janvier. Une exposition engagée et militante, où une soixantaine d’artistes arabes du monde entier, présentent 101 photographies pendant une semaine, au terme de laquelle, une vente aux enchères, organisée par la maison de vente Pierre Bergé, permettra de reverser les bénéfices à des organisations en Syrie, pour soutenir les résistants, et apporter de l’aide médicale et alimentaire aux victimes du régime de Bachar El Assad.

En français, en anglais et en arabe, la discussion avec Djinane Alsuwayeh nous transporte dans les sables chauds de la péninsule arabique. Les fous rires ne manquent pas, et on oublie, le temps d’un café, le froid glacial qui s’est abattu sur la capitale, et la politesse légendaire des serveurs parisiens.