Françoise Vergès - Programme de désordre absolu : Décoloniser le musée

Entretien · Françoise Vergès, militante féministe et anticoloniale, publie Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée aux éditions La Fabrique. Dans son essai, elle développe la thèse selon laquelle le musée occidental est un champ de bataille – idéologique, politique et économique, et appelle à interroger les présupposés mêmes du musée universel, produit des Lumières et du colonialisme, d’une Europe qui se présente comme la gardienne du patrimoine de l’humanité tout entière. En arpentant l’histoire du Louvre, en discutant les impasses de la représentation de l’esclavage, en examinant des tentatives inabouties de subvertir l’institution muséale, Françoise Vergès esquisse un horizon radical : décoloniser le musée, c’est mettre en œuvre un « programme de désordre absolu », inventer d’autres manières d’appréhender le monde humain et non humain qui nourrissent la créativité collective et rendent justice et dignité aux populations qui en ont été dépossédées. Pour l’autrice « le musée universel est une arme idéologique », et « les musées européens sont des dépôts de voleurs », voire de « vaste[s] tombe[s] dont les morts restent sans sépulture ».

Nous avons déjà eu l'occasion d'échanger avec Françoise Vergès au sujet de son livre "Un féminisme décolonial" et revenons cette fois-ci avec un entretien autour de son dernier livre "Programme de désordre absolu : décoloniser le musée" paru en mars dernier aux éditions La Fabrique.

Nous avons été très marqués par cette lecture qui nous a beaucoup interrogés en tant que magazine culturel d'expression française au Maroc. Nous sommes conscients que notre tropisme pour la culture française est un héritage colonial (ou un “butin de guerre” comme dirait Kateb Yacine), et bien entendu un marqueur de notre appartenance à un milieu plutôt bourgeois. Notre engagement et notre militantisme pour la culture au Maroc étant marqués par le modèle français et par son véhicule premier : la langue française; c'est une lecture qui secoue et qui ouvre de nouvelles perspectives de réflexion autour de notre manière de produire, de présenter et de promouvoir la culture au Maroc.


Nous avons posé quelques questions à Françoise Vergès pour en savoir plus sur sa vision d'un musée décolonial et son application au contexte marocain, et vous invitons à découvrir ses réponses ici :

Dans quelle mesure la création de musées sur le modèle français en territoires anciennement colonisés est-elle une violence puisqu'elle consacre l'ordre établi ? 


La violence était déjà dans l’imposition d’un modèle avec la construction de musées coloniaux ou la transformation en « patrimoine culturel » de palais ou autre qui étaient insérés dans le tissu social. Dans la désignation par des colons de ce qu’était le patrimoine marocain. Ce ne sont pas les Marocain.e.s qui ont identifié ceci ou cela en « objet d’art ». C’est difficile à comprendre aujourd’hui car nous avons tellement été habitués à voir comme « art » ce qui était tapis, bijoux, mosaïques, palais… Nous n’arrivons pas à nous libérer de cette grille de lecture. Et nous sommes souvent heureuses de découvrir ces beautés, encore que parfois je me demande quand je vois les touristes au Maroc ce qu’ils « voient ». 

Les colons français, même s’ils admiraient des réalisations marocaines, arrivaient avec des idées de ce qu’est le beau, le notable, « l’art ». On ne saura jamais ce que nous (les anciens colonisés) aurions pu inventer pour préserver et transmettre, quel genre de « musée ».

Le modèle français n’est pas un modèle neutre. Il impose une certaine approche, une structure, une manière d’exposer. Le musée sur le modèle français ne cherche pas à bousculer l’ordre mais à le maintenir. Derrière sa façade de neutralité et d’objectivité, il fait passer un récit spécifique.   


Quel serait selon vous un "programme de désordre absolu" pour un musée post-colonial ?


Il faudrait partir de ce qu’on veut y raconter - les vies des paysans ? Des montagnardes ? Des femmes combattantes ? Des arts du Maroc (lesquels?). S’il s’agit d’un musée de culture et d’histoire, il faudrait travailler avec les gens : que veulent-ils y voir? Quelle architecture imaginer ? A t’on besoin de faire comme tous les musées : une succession de salles, une grande entrée, une boutique…, ou imaginer des espaces de rencontre, plus d’endroits où s’asseoir, que sais-je. Quelle lumière dans l’espace ? Qui y travaille ? Qui nettoie ? Comment sont formés les gens qui y travaillent, du gardien au « conservateur » ?

Le désordre viendrait de ce que le musée en question provoque et produit dans son public : plaisir, curiosité, désir de participer, et non le silence imposé, le peu d’espace pour se rencontrer. Alors qu’aujourd’hui on visite pour se prendre en photo, en selfie, ce musée donnerait envie de rêver, d’échanger, de discuter.

“Alors qu’aujourd’hui on visite pour se prendre en photo, en selfie, ce musée donnerait envie de rêver, d’échanger, de discuter.”


Quelles seraient les clés de lecture à développer pour visiter le Louvre aujourd’hui en tant que racisé/colonisé ? 


Le Louvre ne permet pas une grande liberté. Il faut visiter comme ci et comme ça. Rien n’indique la provenance des objets, l’histoire qui se cache derrière, les trafics entre puissants, les aléas du marché de l'art. Il faut donner du Louvre l’image d’une telle grandeur que personne n’ose poser de question.

Visiter Le Louvre aujourd’hui comme personne colonisée/racisée, c’est être très attentive aux détails. Qu’est ce que je regarde ? Qu’est ce que je finis par voir que je n’ai pas perçu à première vue parce qu’on m’a indiqué de regarder ce détail ou cet autre, et que je l’ai fait et j’ai peut être raté quelque chose. Ce n’est pas que les indications soient mensongères mais qu’elles proviennent d’une certaine approche, d’historien d’art formé à l’école française. Il y a quelques progrès mais il y a aussi énormément de freins internes car en France, on ne touche pas au Louvre!


Les musées et mémoriaux sur l'histoire de l'esclavage existent (sans doute trop peu encore), mais qu'en est-il d'un musée sur l'histoire coloniale, est-ce si dur à imaginer en France en 2023 ? 


Pour ma part, il vaut mieux qu’il n’y en ai pas ! Ceux qui dirigent n’ont aucune imagination, aucune. Ils donneraient la direction à des gens qui sont aussi sans imagination car ils penseraient qu’il suffit de dire qu’il y a eu des excès mais que finalement, la France n’est pas vraiment coupable. Ça m’étonnerait qu’un tel musée parle franchement des intérêts économiques de sociétés coloniales qui sont toujours en place mais sous d’autres noms, des crimes de l’armée, du racisme (ou alors en disant que c’est le passé), de la manière dont les femmes colonisées ont été traitées, de comment la France s’est enrichie grâce à l’exploitation de ses colonies, de la France aujourd’hui, c’est-à-dire de la continuité des intérêts français, du fait qu’un Français peut voyager plus facilement dans plein de pays sans visa alors qu’un Marocain par exemple, non, et ça grâce au passé colonial. Je ne pense pas que la France vu son organisation très centralisée et la mentalité de ses dirigeants soit prête à un tel musée sans compter la propagande d’extrême droite contre la « repentance», son Islamophobie et sa bêtise.

Françoise Vergès

Françoise Vergès est une théoricienne féministe décoloniale et antiraciste. Elle est notamment l’autrice d’Un féminisme décolonial (La fabrique, 2019) et d’Une théorie féministe de la violence (La fabrique, 2020)