George Bajalia
Le complexe d'Aladin
Nom: George Bajalia
Age: 26 ans
Occupation: Metteur en scène et doctorant en anthropologie
Localisation: New York
En avril 2013, on vous parlait de« F7ali F7alek », la pièce en darija du metteur en scène George Bajalia. Une adaptation audacieuse et originale de la célèbre West Side Story que nous avions découvert à travers le récit du journaliste Hugo Massa et du documentariste JoeLukawski. Le jeune metteur en scène d’origine palestinienne, issu de la scène chicagoane, s’était installé pour un an à Tanger dans le cadre d’une bourse Fulbright. Pendant 1 an et demi dans la ville du détroit, George a questionné les effets de la mondialisation sur le spectacle vivant contemporain. C’est à l’été 2014, que nous le rencontrons après son tour du Maroc dans le cadre de ses recherches pour une nouvelle pièce : « The Magic Carpet ».
Doctorant en anthropologie sur la question des frontières dans le bassin méditerranéen à l'université de Columbia, George est aujourd’hui basé à New York mais ne quitte jamais vraiment Tanger, ville de cœur où il se sent comme chez lui. Confronté à la question de ses multiples identités qu’on se plait à deviner à son faciès, George est parfois « l’mirikani », ou l’italien qu’on serait tenté d’appeler Tony, ou encore "l’arabe type" selon la longueur de ses cheveux ou de sa barbe; et c’est au regard de ses propres expériences que le metteur en scène s’interroge sur toutes ces problématiques : l'identité, la culture, la langue, l'héritage, les frontières, visibles ou non.
En 2015, il revient pour lancer la première édition du festival Youmein co-organisé avec ses amis et associés Zakaria Alilech, artiste du Sundance Theatre Institute avec sa traduction en darija de "Crave" de Sarah Kane, et le producteur Tom Casserly, récompensé la même année d'un Tony Awards pour sa comédie musicale "Fun Home". Youmein, "deux jours" littéralement en français, est un évènement collaboratif et pluridisciplinaire qui rassemble pendant 48h des artistes de différents horizons pour réfléchir ensemble et créer des oeuvres autour d'une thématique. Après avoir exploré les limbes, "barzakh", le festival se concentrera sur la notion de "crise/ازمة" pour sa deuxième édition, du 15 au 17 juillet 2016, dans différents lieux culturels de Tanger.
L’occasion de revenir avec George sur l’étendue de son travail et son rapport spécial au Maroc. Il nous parle avec passion de ses projets et de l’importance du théâtre, de la différence qu'on ignore souvent entre polyculturalisme et multiculturalisme, d’origines, de frontières, et bien sûr, de son Maroc à lui.
« (…) J’aime faire du théâtre parce que je pense qu’il y a énormément de conversations qui doivent être tenues dans le monde aujourd’hui. Et le théâtre est une des meilleures façons d’amorcer ces conversations. »
Il y a 3 ans de cela, nous présentions "F7ali F7alek" sur Lioumness, quel souvenir tu gardes de cette expérience ?
S’il y a un épisode qui m’aura marqué, c’est celui avec les enfants de la Kasbah qui voulaient voir la pièce. C’était leur première fois au théâtre, ils étaient émerveillés, et après la représentation, ils ont essayé de faire leur propre pièce, à leur façon. Finalement, tout ce qu’on peut faire avec le théâtre, c’est de convaincre les gens d’essayer d’en faire. Et c’est exactement ce qui m’est arrivé. Ces gamins, au lieu d’essayer de me demander d’acheter les trucs qu’ils avaient à vendre, il m’ont demandé de regarder leur pièce… En général, lorsqu’un étranger vient apporter un projet dans une ville comme Tanger, il n’est pas forcément accepté. Notre démarche a été dans l’humilité pour s’adapter, et non pas dans la volonté d’imposer nos standards de Broadway sans tenir compte de l’environnement.
Parle-nous de «The Magic Carpet »
C’est une pièce que j'ai conçue avec Tom Casserly dans le cadre du Borderline Theatre Project, qui fédère tous nos projets communs depuis "F7ali F7alek". Elle raconte l'histoire de la frontière militarisée entre le Maroc et l'Algérie, et comment une jeune fille découvre son histoire famille en déchiffrant les tapis qui sont échangés à cet endroit stratégique.
Et en fait, pour développer la pièce, j’ai dû faire des recherches approfondies sur les tapis, ce qui nous a conduit à faire également un documentaire en parallèle, qui idéalement sera présenté en même temps. Le résultat est donc un projet totalement multimédia, au-delà de la pièce seule et inclut du sons, des projections etc. Le film s'appelle "With Rugs Unfurled: The Social Life of a Moroccan Rug" et le nom vient de la soura Al-Ghashiyah dans le coran 88:16; و زرابي مبثوث. Il y a deux points intéressants ici : le premier est que le mot marocain pour désigner les tapis, "zarabi", est cité dans le coran, tandis qu'aujourd'hui dans le Moyen-Orient la plupart des personnes utilisent le terme "sijaad". Le deuxième point est que dans le coran, le paradis est présenté comme étant un endroit où les tapis sont dépliés, ou déployés. Ce qui distingue des tapis marocains des autres est qu'ils sont pliés et dépliés, plutôt que roulés. Chaque fois qu'un tapis marocain est plié et déplié à nouveau, pour s'assoir dessus, dormir, l'accrocher au mur ou servir de séparation, il prend une nouvelle vie et une nouvelle signification. Avec ce projet, nous avons voulu comprendre comment chaque pliage et dépliage de tapis impacte la vie des gens ainsi que la place qu'ils prennent dans leur quotidien comme dans leurs projections vers le futur. Le documentaire sera prêt d'ici Youmein mais en attendant vous pouvez déjà consulter la carte de sons interactive que nous avons créée ici.
Qu’est-ce-qui a inspiré la pièce?
J’avais acheté un tapis à un ami qui me disait qu’il était intéressant car il représentait des motifs marocains, mais que les couleurs étaient plutôt de style algérien. Je me suis dit qu’il y avait là une histoire. Tout est donc parti d’un mélange de Maroc et d’Algérie. L’histoire part de deux amants, issus de chaque côté de la frontière, mais on ne s’intéresse pas directement à leur récit pour plutôt imaginer celui de leur enfant éventuel qui ne connaitrait pas vraiment ses origines et elle qui devrait donc apprendre à déchiffrer les tapis pour pouvoir comprendre d’où elle vient à travers une série d’obstacles, comme une sorte d'odyssée.
Ici encore, l’idée est de prendre une histoire comme prétexte et de la placer dans un nouveau contexte, accessible à des gens de différents milieux. C’est tout le concept du Borderline Theater Project. "F7ali F7alek" à Tanger c’était une adaptation d’une histoire américaine au Maroc, et maintenant nous souhaitons raconter une histoire marocaine aux Etats-Unis, mais en passant par Oujda, d’abord !
Que penses-tu de l’industrie du théâtre au Maroc ?
Il y a un héritage colonial très présent dans l’industrie du théâtre au Maroc, mais aussi une longue tradition de théâtre populaire marocain qui y est plutôt opposée et qui, au moment de l’indépendance, a été un moyen de véhiculer des idées politiques. Aujourd’hui la dimension que je trouve la plus excitante dans le théâtre marocain repose sur ces troupes d’improvisation qui travaillent en darija, fous7a, français ou amazigh qui perpétuent la tradition orale, et bien que ce genre de théâtre ne puisse pas être couché sur papier ou publié ailleurs, il peut être reproduit et voyager. Et je trouve ce travail particulièrement excitant parce qu’il fait écho à la complexité de l’identité marocaine et à sa richesse culturelle, portée par les langues.
Justement, en parlant d’identité, explique-nous ta vision de multi VS poly culturalisme
Prenons mon exemple, il y a différents cercles qui définissent mon identité : l’un dit que je suis américain, l’autre arabe, un autre encore que je suis palestinien ou que j’ai vécu à Chicago ou au Maroc, et selon la situation dans laquelle je me trouve, je serai à telle ou telle intersection. Je défends donc l'idée selon laquelle nous ne sommes pas multiculturels mais polyculturels. Nous sommes tous faits de plusieurs identités culturelles, jamais d'une seule chose, et ces dernières années j’ai notamment ressenti l’importance de m’identifier en tant qu’américain arabe. Etre palestinien aux Etats-Unis peut provoquer un certain nombre de conversations difficiles. Au Maroc à l’inverse, cela m’a donné plus confiance en moi, parce que tout de suite les gens réagissaient positivement, mais à l’inverse sans avoir de sens critique « oh tu es palestinien ? B7eb Falestine ! ». Dans le court-métrage "Multi meet Poly", écrit par JamilKhoury et produit par la compagnie de théâtre SilkRoadRising, j'explore justement en tant que réalisateur la définition de chaque terme, même si en grec et en latin ils veulent dire la même chose, ils supposent deux visions différentes du progrès culturel.
Une autre raison pour laquelle le théâtre est important pour moi, c’est que finalement, on raconte de plus en plus d’histoires différentes. C’est le problème des stéréotypes; avec des séries comme 24h Chrono qui dépeignent les arabes d’une certaine manière sans se rendre compte qu’il s’agit de stéréotypes. Donc raconter des histoires qui offrent des points de vue différents finira par avoir de l’impact, parce que les gens comprendront qu’il existe une alternative à ce qui leur est donné de voir.
Déjà de futurs projets en tête ?
Oui, un projet en lien avec les frontières, une sorte d’étude comparative en prenant pour exemple Algérie/Maroc à travers la ville d’Oujda, Espagne/Maroc avec Tanger et Tarifa, ou encore Tijuana pour le Mexique et les Etats-Unis. Je veux m’intéresser particulièrement aux manifestations culturelles et non physiques de la frontière, et aux idées que les gens projettent et reçoivent de chaque côté. Cette fascination pour les frontières me vient certainement de mon histoire personnelle, d’une sorte d’incertitude permanente : comment je dois me comporter et me sentir versus d’où je pense venir et d’où je viens réellement.