Kenza Bennani

L’éternelle célébration de l’artisanat marocain


Kenza Bennani fait partie de ces créateurs qui portent une vision nouvelle de l’artisanat marocain avec une approche moderne, brandée et branchée, mais toujours dans le respect de l’authenticité du savoir-faire des mâalems. De notre première rencontre il y a bientôt 4 ans, on retient la passion avec laquelle elle nous présentait chaque modèle, le nombre d’heures de tissages qu’il fallait compter, la technique de finition de tel détail… Parce que Rome ne s’est pas fait en un jour, Kenza a dû en faire des détours, notamment par l’Italie, avant de trouver la juste formule. Après une école de design à Madrid, elle a d’abord fait ses armes en tant que costumière et accessoiriste au cinéma avant de partir à Londres où elle explore sa passion pour le vintage en même temps qu’elle intègre les équipes créatives de Jimmy Choo. C’est en formation à Florence pour approfondir ses connaissances techniques, auprès des maîtres artisans au milieu de la campagne toscane, à mille lieux de toute référence culturelle familière, qu’elle a un épiphanie ! Kenza comprend comment la fonctionnalité du design associée au savoir faire artisanal constitue l’essence même du luxe. Elle saisit par la même l’urgence de devoir retourner à ses propres racines pour essayer de sublimer l’artisanat marocain à son tour. Après une dernière expérience chez Louis Vuitton, en 2014, elle décide enfin de créer sa propre marque de maroquinerie de luxe, New Tangier, comme une réinterprétation de l’imaginaire de la ville qui la vue naître, au confluent de plusieurs cultures. Inconsciemment, la création de son label vient marquer le centenaire de l’arrivée de son grand-père à Tanger, qui par un concours de circonstance s’y établit en 1914 pour développer l’artisanat. La boucle est bouclée. Cinq ans plus tard, Kenza nous fait le fait récit de cet héritage précieux, nous parle de sa vision de la création dans le contexte marocain et partage avec nous ses ambitions et ses partis-pris. Rencontre. 

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NEW TANGIER : un laboratoire pour REPENSEr L’ARTISANAT MAROCAIN 

Jusqu’à présent, Kenza avait dû arpenter le pays pour aller chercher les meilleurs artisans là où ils se trouvaient, localisés en fonction de leur savoir-faire. Pour elle, la mémoire collective autour du détail et de la minutie ne doit pas se perdre et il en va de l’âme du produit final. La question qui l’habite alors, c’est comment créer un écosystème durable pour tout le monde ? Du designer, à l’artisan, en allant jusqu’au client. Parmi les éléments de réponses qu’elle a trouvé, Kenza milite pour relocaliser la production en campagne. Une idée très simple qui permet de réduire les coûts de revient et d’éviter le déchirement que représente l’exode rural. « Produire en campagne, C’EST du luxe » précise la créatrice alors qu’elle nous rappelle qu’historiquement les artisans travaillaient pour les rois, les reines, et les sultans, et étaient donc détenteurs d’un savoir faire très sophistiqué. 

Cette réflexion va en réalité de paire avec le constat d’un manque terrible de valorisation et professionnalisation de l’artisanat. « Au lieu d’avoir des universitaires dans la rue, redorons le blason des métiers artisanaux ! » propose-t-elle. Et d’ajouter : « à l’époque, le mâalem était était considéré comme un maître, littéralement « celui qui sait ». Aujourd’hui s’il descend dans l’échelle sociale, le savoir-faire risque de mourir ». Et il en est absolument hors de question pour celle dont le slogan est « craft cannot die »

Dans sa démarche, elle demande aux artisans de prendre leur temps et de bien faire les choses, et établit une relation de collaboration et non pas de sous-traitance. Un rapport à l’ancienne, avec la parole, l’kelma, comme garantie d’engagement, et aussi une notion d’honneur et de fierté. Une approche qu’elle avait découverte en Italie, qui l’avait profondément touchée et qu’elle savait inconsciemment qu’elle existait au Maroc, qu’il suffisait simplement de lui redonner sa place.

Mais le challenge de monter une marque qui se nourrit de l’artisanat est d’avoir des process de montage industriels. Jusque là, Kenza faisait faire les matières premières et allait voir des industriels pour mettre en place des mini chaînes de montage, avec une ou deux personnes qu’elle prenait le temps de former elle-même pour qu’elles puissent répondre aux problématiques du luxe. Seulement au Maroc, la production de luxe se fait essentiellement sur des gros volumes destinés à l’export. Difficile alors, de trouver un partenaire fiable, engagé et durable. La créatrice est pourtant catégorique « on ne peut pas être une marque à proprement parler sans avoir la possibilité de scale ». Comprendre par là, changer d’échelle et automatiser ses processus de fabrication pour pouvoir répondre à la demande croissante.  


#craftcannotdie

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UNE MARQUE ÉTHIQUE MAIS AMbitieuse 

Pour Kenza, « il s’agit pouvoir replacer du temps dans les produits et revenir au slow fashion. On commence à se rendre compte de l’impact de l’industrie de la mode, et les gens ont envie de revenir à quelque chose de plus essentiel. Les acheteurs à l’étranger posent de nombreuses questions et soumettent des chartes strictes pour être reconnu comme une marque éthique. Et pour moi c’est inévitable, sinon on va droit dans le mur. »

Ses produits prennent 4 à 25 heures chacun pour être fabriqués. Sans parler du développement en amont. Cette dimension a toujours fait partie de la plateforme de communication de sa marque, car Kenza a à coeur de célébrer le temps que prennent les belles choses pour être bien faites. Elle regrette encore cette vision « cheap » que l’on peut avoir du souk, surtout de la part des européens pour qui l’artisanat marocain n’est pas cher, alors qu’il devrait l’être ! « Une écharpe en sabra qui prend 7 à 8 heures pour être tissée et qui est vendue 150 dh, c'est aberrant ! ». Et la créatrice sait de quoi elle parle. Ses tous premiers produits, avant même de faire de la maroquinerie, étaient ces écharpes-là, produites en collaboration avec l’association Darna à Tanger qui aide les femmes en difficulté. En travaillant sur les couleurs, le design, et le storytelling, elle avait parfaitement réussi à revaloriser ce produit pour le vendre à ses clients élégantes de La City à Londres. L’export serait-il alors une étape incontournable pour le développement d’une marque marocaine ? Kenza en est convaincue.


si on veut valoriser les savoir-faire marocains on ne peut pas faire un produit de masse


Et en suivant cette logique, si on ne fait pas un produit de masse, le marché marocain est trop petit. « On a des structures qui n’aident pas à l’export, condition sine qua non pour pouvoir grandir et employer du monde. Ces organismes ne comprennent pas véritablement ce qu’on fait et ne font pas la différence entre industriels et créateurs. » Remise en contexte. Le Maroc a mis en place une stratégie dans les années 90 pour développer les métiers de la confection en misant sur la masse, la sous-traitance, et la basse valeur. Certains se sont fait un argent colossal, et ceux qui ont essayé de créer des marques à l’époque se sont heurtés à un mur car il n’y a pas eu de mesures prises pour que les gens qui avaient acquis de l’expérience en tant que sous-traitants développent des marques propres : problèmes de douanes, des charges support, des formations des équipes, de la fourniture… Aujourd’hui encore, la matière première peut rester bloquée des semaines à la douane et la banque ne peut pas valider un virement à l’étranger sans passer par l’office des changes. « Tout est fait pour que l’on reste sous-traitants. Et les sous-traitants industriels tu ne peux pas venir leur demander 50 pièces parce que tu es créateur. Et en terme de sourcing les gens sont bornés aussi. Le cuir que j’achète en Italie est marocain ! Sauf qu’au Maroc, on ne m’offre que la possibilité de prendre que ce qui existe en stock, et s’il s’épuise et que je veux commander le même cuir, je dois passer une commande industrielle. L’atelier italien qui réalise mes pièces métalliques travaille pour Dior, Vuitton, Jimmy Choo, et sort des milliers de pièces par jour. Moi si j’en demande 100 par exemple il me met quelqu’un à disposition qui me conseille et travaille avec moi sur-mesure. Ils font ça parce qu’ils investissent sur l’avenir et croient en ton projet. »

Mais s’il existait une alternative ? Kenza en a rêvé. Un espace-laboratoire où elle pourrait à la fois exposer, concevoir, et créer des petites unités de production pour tout faire « in house ». Le grand plus : pouvoir recevoir d’autres designers en résidence pour expérimenter, créer des synergies et aller vers une émulation positive. Quelques 6 mois après nous avoir confié sa vision idéale, la villa New Tangier est née. Perchée sur les hauteurs du quartier Marshan à Tanger, du même nom du docteur qui l’a construite dans les années 30, cette demeure familiale est la synthèse de son identité, et par extension, de sa marque. C’est l’artisanat fassi qui rencontre l’Art Déco européen avec une forme de sophistication décontractée, le tout résultat d’un retour obligé à ses racines. Un espace accueillant et chaleureux, aux couleurs vibrantes de New Tangier, un lieu chargé d’histoire et prêt à accueillir l’avenir.

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