"La femme à la caméra", mise en abyme de la place de femme dans la société marocaine
Premier long métrage de la jeune réalisatrice KarimaZoubir, La femme à la caméra raconte l'histoire de Khadija, une femme divorcée et analphabète qui, en dépit de la résistance de sa famille et du regard de la société, revendique son droit d'exercer le métier de camérawoman dans les mariages populaires pour assurer son indépendance, l'éducation de son fils, et la subsistance de cette même famille qui la juge et la condamne.
Si la mise en abyme est évidente, la subtilité de cette farce tragi-comique est déroutante à mesure que la saison des mariages s'intensifie et que la tension familiale s'épaissit. D'un côté Khadija divorce pour s'affranchir d'un mariage arrangé malheureux et d'un mari assisté et paresseux, et de l'autre, elle paie le prix de son indépendance en filmant des unions auxquelles elle ne croit pas. D'un côté on lui martèle l'idée que son travail n'est pas respectable car elle rentre tard la nuit, et de l'autre autre, Khalid, son rapporteur d'affaires, revendique ses films, la manipule et signe ses DVDs à sa place. D'un côté des mariées maquillées comme des camions volés et des sourires figés, de l'autre, des femmes qui assument leurs larmes et dévoilent leur intimité et leurs jambes mal rasées. D'un côté cette image glorifiée de l'homme marocain dès la circoncision, érigé en étalon, et de l'autre, ce clan des divorcées qui travaillent et tiennent leurs familles à bout de bras, face à l'absence totale d'une figure masculine à la hauteur. On pense naturellement à cette scène dans Much Loved quand Nouha est rejetée par sa famille qu'elle entretient. Mais Khadija n'est pas une "pute" comme aime à le penser la société, et c'est même presque avec candeur qu'elle défend son droit de gagner sa vie dignement, sans jamais vraiment comprendre l'acharnement des autres.
Au-delà de sa résilience, Khadija est touchante par sa sincérité, sa pudeur mesurée et son sens de la dérision. Elle ne pense pas qu'à survivre, elle aspire à mieux; elle danse, elle rit, emmène son fils à la plage et joue à la balançoire. Elle a finalement saisi le bon côté de la légèreté, en la prenant comme "une force suprême, [là où] une force moyenne s'exprime par la violence"*.
Produit et réalisé par une équipe de femmes, "La femme à la caméra" tient son titre du film expérimental russe de 1929, "L'homme à la caméra" de DzigaVertov qui explore la condition humaine au moyen de la mise en abyme, et que Karima a découvert pendant ses études appliquées en audiovisuel à la faculté de Ben Msik. Hommage plein d'humilité au kino-pravda, ce "ciné-vérité" soviétique des années 20, le documentaire de 60 minutes est pourtant bien écrit, ficelé, et monté, avec un style narratif qui se rapproche de la fiction et où l'on pardonne les évidences et les erreurs de raccords à la faveur de véritables partis-pris esthétiques.
En ouverture de la seconde saison de CASA/DOCKS, Karima Zoubir était là pour présenter son film et a répondu aux questions de la salle. Elle nous parle de sa méthode, de ses choix et contraintes, nous confie sa subjectivité et nous raconte ce qu'est devenue Khadija.
- Comment la rencontre avec Khadija s'est-elle faite ?
Je cherchais des femmes vidéastes car je savais qu'elles étaient très peu représentées dans notre milieu professionnel, on ne leur faisait et on ne leur fait toujours pas confiance. Quand j'ai rencontré Khalid, le rapporteur d'affaires de Khadija, à travers une connexion personnelle, j'ai découvert toute cette tendance de mariages non-mixtes dans la région de Casa qui s'est développée à partir des années 90 alors que pour moi c'était quelque chose qui se faisait essentiellement dans le Nord du Maroc. Finalement, dans ce secteur particulier, les gens ont commencé à se rendre compte que les femmes étaient plus fiables que les hommes et leur regard est finalement moins gênant.
- Pourquoi avoir choisi un style narratif et comment faire oublier aux personnages la caméra ?
D'une façon purement pragmatique, un film documentaire indépendant requiert qu'on aille chercher des fonds pour le développer et le défendre et ça, ça nécessite de pouvoir l'écrire, en parler, faire une note d'intention. C'est un exercice très difficile car on s'imagine que c'est impossible de prévoir ce qui va se passer, même après avoir passé du temps à faire des recherches et à interroger ses personnages. La deuxième écriture intervient au moment du montage. J'ai fait le choix de ne pas réaliser d'interviews directes, je trouve ça ennuyant, d'où cet effet parfois de fiction.
"On re-réalise le film au moment du montage"
Aussi, je voulais que le documentaire soit vu par un maximum de monde, pas seulement au Maroc. C'est lors d'un atelier organisé par l'IDFA à Amsterdam que j'ai réalisé que certaines choses qui me semblaient évidentes ne l'étaient pas du tout pour les consultants européens et donc a fortiori pas pour mon public. Par exemple, ils n'arrivaient pas à distinguer la mère de la fille, une fois voilées, pour eux elles se ressemblaient toutes. J'ai dû faire des choix au montage et le film a finalement réussi à voyager jusqu'en Nouvelle-Zélande.
Quant aux personnages, il y a naturellement une amitié qui s'est installée. Khadija était même plus à l'aise avec Jordana, la chef opératrice, moi souvent, je "l'emmerdais". Mais elle et Bouchra ont très vite compris l'enjeu du film. Pour la famille en revanche j'ai dû faire de nombreuses coupes car je voulais conserver leur spontanéité et ne pas les voir jouer. Quant aux mariages, ça a été très difficile de trouver des gens qui acceptent jusqu'au bout, ça nous a pris plus d'un an. Et même aujourd'hui, si le film devait passer à la télévision marocaine, je devrais les couper du montage. Le problème au Maroc - et on le voit bien dans cette histoire - c'est les ragots. Et puis de manière générale c'est très pénible de tourner au Maroc, même avec nos autorisations de tournage, on nous embêtait dans la rue. Il n'y a pas véritablement de tournage direct !
- Qu'est ce que Khadija est devenue après le tournage?
Elle est allée vivre avec une amie pendant quelques mois. Puis sa mère n'a pas arrêter de l'appeler car c'était tout de même elle la vache à lait de la famille. [Ironie du sort] Elle a fini par rentrer chez elle au moment où son frère s'est marié et est parti à son tour. Elle n'a pas filmé son mariage mais l'a financé !
- Quelle a été sa réaction en visionnant le documentaire ?
Elle a beaucoup pleuré. Elle avait aussi certaines craintes, appréhendait la réaction des gens, les préjugés, surtout s'il devait passer à la télé. Je l'ai rassurée et lui ai dit qu'au contraire elle n'avait pas à avoir honte.
C'est une femme forte, extrêmement battante qui a préféré divorcer que de rester dans un mariage malheureux. Sa quête de liberté et d'indépendance avait commencé bien avant le début du tournage.
- Et est-ce-que le film l'a poussée davantage à trouver son indépendance ?
Elle avait déjà quitté la maison avant le film, à cause des querelles qu'on voit à l'écran. Mais les gens ne sont jamais totalement eux-même quand la caméra est braquée sur eux, et la véritable violence, de son frère notamment, était en hors-champ, on ne le voit pas mais on le ressent.
Nous, les marocains, on enrobe toujours la réalité, et on lave notre linge sale en famille. Ce film c'est donc la version gentille. Je ne peux pas avoir la prétention de dire que j'ai tout montré.
- Est-ce-que l'image était une vocation pour elle ou juste un moyen ?
Khadija est une jeune femme illettrée qui a commencé à travailler quand elle devait avoir 7 ou 8 ans dans le textile avec son oncle. La caméra a été un hasard qui coïncidait avec le besoin de cette clientèle qui cherchait des femmes pour filmer leurs évènements privés. La personne qui avait saisi le filon lui a donc appris à filmer, et c'est là que sa passion est née, d'une nécessité à la base. Sur le tournage, elle s'intéressait beaucoup au travail de la chef opératrice, lui posait énormément de questions.
- Khalid est finalement le seul homme que l'on voit s'exprimer à l'écran, était-ce un choix ou une contrainte ?
Ce n'était pas un choix, j'aurais aimé en faire intervenir d'autres mais le père, gentil par ailleurs, était devenu quasi amnésique et le petit frère totalement absent, toujours ses écouteurs vissés sur les oreilles. J'ai essayé de provoquer une conversation avec le grand frère au travers de cette scène où Khadija était devant le rideau, je voulais faire en sorte qu'ils se disent les choses, et il ne pouvait accepter que s'il n'était pas filmé. Habituellement, ce sont les femmes qui sont cachées derrières des voiles et des rideaux, ici, Khadija est au premier plan et c'est lui qui est caché. C'était une sorte de revanche personnelle pour moi.
*Gilbert Keith Chesterton, Le nommé jeudi