Mohamed Amine Abassi
L'élégance des racines
Nom : Mohamed Amine Abassi
Occupation : Photographe
Localisation : Tunis
Mardi dernier, c'était le coup d’envoi de la 4ème édition de La Chambre Claire, programme de curation et de promotion de la photo émergente, qui récompensait pour la première fois un artiste non-marocain. Jusqu’au 10 juin prochain, c’est donc Mohamed Amine Abassi, autodidacte tunisien de 30 ans, qui expose sa série « L’éloquence des racines » pour son premier solo show. A l’occasion du vernissage, on a découvert un artiste sensible et réfléchi, qui nous confie ses premiers pas dans la photo, l’impact des printemps arabes sur sa créativité, ou comment la nature lui a permis de retrouver sa place dans une société en perte de repères. Dans son discours, on retrouve les grandes thématiques romantiques du XIXème, transposées à réalité hyper contemporaine. Rencontre.
Tu écrivais de la poésie à 14 ans, jouais du métal à 18, et aujourd’hui tu fais de la photo. Parle-nous un peu de ton parcours d’autodidacte :
Depuis petit, j’ai toujours aimé l’art, ça a commencé par le dessin, puis la musique de 2006 à 2012, dans un groupe de métal. Puis j’ai voulu faire une école d’art, celle de Tunis est réputée dans le monde entier, mais bon, je viens d’une famille modeste. J’ai donc fini par prendre la décision rationnelle de faire une école de commerce et de garder l’art comme passion, pour moi, pour me faire plaisir, sans chercher à devenir célèbre ni reconnu. Quand j’ai fini mes études j’ai continué à faire de la musique mais ce n’était pas évident car ça demande beaucoup d’engagement, de répétitions avec le groupe et de travail personnel, et puis avec le temps c’est devenu sérieux. Et pour être honnête, j’ai un caractère plutôt obsessionnel, je ne peux jamais faire les choses à moitié. J’avais besoin de me recentrer donc je me suis éloigné de la musique petit à petit, et puis j’ai commencé à prendre des photos, juste pour moi, avec mon téléphone, puis un compact. C’est comme ça qu’en 2012 j’ai intégré le club photo de Tunis, en tant qu’amateur. J’ai appris des choses, rencontré des gens, d’autant que Tunis est une très petite ville et que j’étais actif dans la société civile depuis plus de 10 ans. Progressivement, j’ai consacré de plus en plus de temps à la photo, au début pour comprendre d’un point de vue théorique et technique. Je suis autodidacte mais j’ai passé beaucoup de temps à apprendre les règles, la théorie, en regardant beaucoup de documentaires et en lisant.
En ce moment tu es donc exposé à Casablanca pour ton premier solo show avec « L’éloquence des racines » et simultanément à Paris dans le cadre de l’exposition collective « Regards posés, hammam de la médina de Tunis » à l’Institut des Cultures Islamiques, parle-nous de ces deux premières expériences :
Ma première expérience qui m’a poussé à travailler plus c’était en 2013 avec un appel à projet de l’association « L’Mdina Wel Rabtine » pour prendre en photo les hammams tunisiens. Dans le comité du jury, il y avait le photographe franco-tunisien Jacques Perez, que j’admire, et j’ai été étonné d’être choisi, parmi d’autres artistes très connus. C’était une expérience très enrichissante mais le travail avec la Fondation ici était beaucoup plus dense; il n’y a pas de comparaison possible entre travailler sur une exposition collective et monter sa première en solo, c’est un travail colossal que je n’aurais eu ni les moyens ni le temps de faire seul. J’ai connu la Chambre Claire à travers des amis marocains, il y a beaucoup d’échanges artistiques entre nos deux pays. Encore une fois j’ai été très surpris d’être choisi, on dit que j’ai tendance à me sous-estimer, mais je pense qu’il faut être exigeant avec son propre travail, sinon on ne peut pas avancer. Je me rappelle ce que me disait Mr Ahmed Zelfani, mon mentor, « quand tu es face à ton oeuvre, il faut que tu sois très exigeant, il faut que tu la détruises, parce que si elle tient bon devant toi, elle va tenir bon devant tout le monde ». Ici, j’ai appris beaucoup chose, et j’ai même fini par trouver dans Meriem Berrada, la curatrice, quelqu’un de plus exigeant que moi ! (rires)
A première vue « L’éloquence des racines » est une série assez inédite dans le paysage photographique tunisien, très éloignée de l’actualité, et pourtant on comprend qu’elle est très liée aux printemps arabes…
C’est une série que j’ai travaillée en plusieurs étapes. Au début en 2012, après la révolution, on pouvait avoir plusieurs lectures de ce qui s'était passé, mais ce qui m’a surtout intéressé c’était l’impact psychologique qu’elle a eu sur la jeunesse. Quelque part je suis devenu anxieux car c’est une sorte de remise en question, ce n’était pas évident de comprendre ce qui se passait d’un point de vue politique ni de trouver sa place dans tout ce chaos. En plus on avait peur; j’habite dans un quartier populaire et à l’époque il y avait des confrontations tous les jours, on a passé 3 à 4 mois sous couvre-feu, on se sentait menacés. Cette anxiété m’a poussé dans un état de dépression, de repli sur moi-même, et c’est là que j’ai cherché refuge dans ma famille et la nature. Entre 2011 et 2015, j’ai donc fait de nombreuses sorties en nature qui m’ont conduites vers la photographie de paysage, là où la plupart des photographes tunisiens s’intéressaient plus aux manifestations. En plus j’ai remarqué que malgré les idées préconçues, la photographie de paysage est loin d’être la plus simple, parce que tout est beau, mais comment transmettre quelque chose de plus, et transcender le réel ? On dit souvent que la nature soulage; c’était une sorte de projection, de miroir, j’ai constaté que les arbres aussi prenaient la marque du temps, de l’époque qu’on vivait, qu’ils étaient souffrants, anxieux, mais aussi patients et résistants - ce qui manquait peut-être à la jeunesse tunisienne à ce moment-là - et finalement, chacun se manifestait de manière différente. Au-delà de tout le symbolisme dont est chargé l’arbre, c’est surtout cette analogie avec ce qu’on peut vivre qui m’intéressait, d’où la place aussi de ma grand-mère dans l’exposition, témoin du temps qui passe, par ses rides, son corps fatigué, mais aussi sa mémoire. Une sorte de rappel qu’on n’est autre qu’une partie de la nature, car à trop se prendre pour les maîtres du monde, on a tendance à l’oublier.
Quand on regardes tes tirages, on a l’impression que c’est des aquarelles, quels étaient ta technique et ton parti-pris ?
En commençant à faire du paysage, j’étais très inspiré par Ansel Adams, qui est un grand photographe américain qui a beaucoup travaillé sur les arbres dans des parcs nationaux du Nevada. Ca c’était pour la composition. Question technique, je me suis plus inspiré de l’école picturaliste de la fin du XIXème siècle qui s’est battue pour élever la photographie au rang d’art à proprement parler. Par ailleurs, je cherchais un rendu bien spécifique une sorte de flou pour pour détruire le détail et créer de l’ambiguïté sur les clichés en éliminant le facteur temps. Pour cela il m’est arrivé de mouiller l’objectif ou d’apporter des effets au niveau de la post-production, le tout dans l’idée de figer le temps et de conduire le public à une sorte d’introspection.