Les Insolites : librairie indépendante à Tanger

La librairie les Insolites est une librairie à part, un lieu de vie incarné qui fait partie du paysage culturel Tangérois depuis 2009. Créée par l’écrivaine Stéphanie Gaou, la librairie propose des livres neufs ou d’occasion, présente des expositions et anime des rencontres, tient un salon de thé et un cabinet de curiosités, et réhabilite cette relation si particulière et si précieuse avec le libraire.

Les librairies dites traditionnelles sont des espaces de néguentropie, où l’on défie les algorithmes et la calculabilité pour retrouver les joies de la rencontre, du hasard et de la sérendipité. Depuis Avril 2020, la librairie expérimente des parrainages qui mettent en relation des parrains/marraines avec des bénéficiaires, des relations analogiques, à rebours de la digitalisation de tous nos rapports, qui sont à la fois un acte de résistance et une affirmation de la vie face à la dématérialisation.

Nous avons posé quelques questions à Stéphanie Gaou pour en savoir plus sur sa vision et sur le projet de parrainage qu’elle porte, découvrez ses réponses ici.


1.    Comment est née l'aventure Les Insolites ? Pourquoi ce nom ? Comment décide-t-on d'ouvrir une librairie en 2010 ?

L’idée d’une librairie/galerie est née à la fin de mes années d’études à l’université, quand je vivais encore à Nice. J’aimais beaucoup cette ville et j’étais une lectrice compulsive, or je ne me retrouvais pas dans les librairies qui existaient. Une librairie devrait être synonyme de vie, de respiration, de souffle, d’anti-conformisme, cependant beaucoup de librairies ressemblent à des temples clos, ceints sur eux-mêmes avec des libraires vaguement amers et antipathiques qui rendent le livre aussi inaccessible que leur aptitude à se considérer « aussi » comme des commerçants. Bref, j’étais très jeune à ce moment-là et je n’ai pas pu réunir les fonds nécessaires, il me fallait avant tout travailler, j’ai décidé de remettre à plus tard ce projet. Mais l’idée ne m’a jamais quittée.

Quand je suis arrivée à Tanger, la première fois, en 2000, j’ai tout de suite cherché les librairies existantes, comme je le fais à chaque fois que j’arrive dans une nouvelle ville. Il y avait Page et Plume, Les Colonnes sur le boulevard, mais franchement, c’était exactement le genre de librairies dans laquelle je ne me sentais pas à l’aise ; un côté sacré, décati, même poussiéreux… Je me suis dit, là encore en plaisantant : « Pourquoi pas ici ? » Mais j’avais une bonne situation professionnelle en France, je ne me voyais pas encore vraiment tout quitter. Puis, les années ont passé. Je suis revenue, j’ai aimé la ville, son énergie contradictoire. A la suite d’événements en France, je me suis installée en 2004 à Tanger. Il m’a fallu attendre 2010 pour concrétiser cette idée : vivre entourée de livres et tant que faire se peut, en vivre.

Les raisons pour ouvrir une librairie sont multiples. Pour ma part, c’était assez simple. Je ne supportais plus d’être commandée par des patrons, j’avais envie de m’investir dans un projet personnel constructif et humain et je me sentais « presque » à la hauteur pour créer un lieu différent de ceux qui existaient à l’époque au Maroc (qui se voulait aussi un incubateur de talents artistiques, une centaine d’expositions en 11 ans). D’où son nom.

2.    En quoi tenir une librairie est un acte de résistance en soi ? 

Très franchement, je ne sais pas. Résister, ça veut dire quoi ? Aller à contre-courant ? Faire face aux tempêtes et être toujours debout ? Dans ce cas, vivre en soi est déjà résister, non ? En 11 ans d’existence en tant que libraire et galeriste, j’ai entendu beaucoup de Marocaines et Marocains dire qu’on ne lit pas au Maroc, que la situation du livre est catastrophique. Certes, il n’y a quasiment aucune politique culturelle sur le long-terme en ce qui concerne le livre, et pourtant, des lectrices et des lecteurs, il y en a, sinon j’aurais fermé depuis longtemps cet espace. Rien que ça me permet de continuer et de rester vaillante, malgré les moments difficiles.

3.    … dans une ville comme Tanger de surcroît ? 

Ah, cette bonne vieille ville de Tanger. On lui met tout sur le dos. Je n’ai jamais vu Tanger comme une ville mythique, chargée de je ne sais quoi… C’est peut-être ce qui m’a sauvée… Pour moi, Tanger, c’est surtout une ville africaine, maghrébine et méditerranéenne. J’y retrouve ma France du Sud, son côté déglingue qui ressemble à Marseille, ses quartiers pourris comme à Gênes (que j’adore), sa beauté comme à Palerme (mon autre Tanger, comme j’aime à le dire souvent). Le reste ; les délires d’une population en quête de l’invisible ou de l’interlope, ça m’amuse, mais ça n’entre pas en ligne de compte dans ma perspective professionnelle.  

 
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4.    Comment est née l'initiative du livre suspendu ? 

En fait, cela ne s’appelle pas du tout le livre suspendu, mais c’est une action de parrainage, ce qui est très différent. L’idée m’est venue en avril 2020, en pleine fermeture. Cela faisait un mois et demi que la librairie était fermée. Trésorerie en berne, peur de ne pas pouvoir payer le loyer, bref, beaucoup de clients & amies/amis m’ont demandé comment ils pourraient continuer à « venir » aux insolites sans être à Tanger. J’offrais déjà depuis longtemps beaucoup de livres personnels ou d’occasion à certains fidèles du lieu. Il a suffi d’élargir le concept. L’idée c’est qu’un parrain/marraine envoie une somme d’argent comme s’il/elle achetait des livres. Ces livres sont offerts à un/une bénéficiaire qui accepte qu’on le/la prenne en photo. Je mets en relation les deux personnes si elles le désirent (mail, réseaux sociaux, Whatsapp) et elles peuvent continuer à garder contact ou pas, autour des livres. C’est une façon d’humaniser le présent, là où tout nous incite à nous éloigner d’autrui. 

5.    Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter pour l’avenir ? 

Aucune idée. Je suis une grande adepte de « Carpe Diem ». J’ai toujours eu un mal fou à me projeter dans le futur.  

6.    5 livres à lire en ce début d'année ? 

Cinq livres à lire tout court, maintenant ou plus tard :

-        Ordesa de Manuel Vilas, chez Points

-        La Maître et Marguerite de Boulagkov (nouvelle traduction chez Inculte)

-        Enfance au Maroc de Hicham Houdaïfa, éditions En toutes lettres

-        Change ton monde, Cédric Herrou, éditions Les liens qui libèrent

-        L’amour fait loi, Collectif (Abdellah Taïa, Zainab Fasiki, etc.), éditions Le Sélénite