Sofia El Khyari
L’art d’animer ses souvenirs
Réalisatrice, scénariste et animatrice, Sofia El Khyari est née à Casablanca en 1992. Elle a suivi des études de gestion culturelle, et se formait seule à l'animation en parallèle. Elle obtient ensuite un Master en animation au Royal College of Arts de Londres, et développe son goût pour la calligraphie animée. En 2018, son court métrage Ayam, présenté au FICAM de Meknès, remporte le prix du public.
Ayam est un court-métrage d'animation personnel qu’elle a réalisé en se basant sur des souvenirs de conversations avec sa mère et sa grand-mère. Trois générations de femmes marocaines échangent sentiments et anecdotes lors de la préparation de la cérémonie traditionnelle de l'Aïd Al Adha. C'est un film qui témoigne de la force de la transmission et de la sororité des femmes marocaines. Toute l'animation a été entièrement réalisée à la main, et les voix enregistrées sont celles de feu Amina Rachid, de sa mère Nadia Boulal, et de son amie Sarah Addouh.
Avec une sensibilité très orientale liée à l'art de la calligraphie arabe et son esthétique, Sofia (ré)-anime le souvenir d’une scène du quotidien, pleine de poésie et de tendresse pour ces petits moments qui se trouvent au coeur même de la transmission.
Le film continue de tourner en festivals et a remporté une dizaine de prix internationaux. Il sera prochainement présenté au prestigieux festival Film Femmes Afrique de Dakar, et au Cairo International Animation Forum.
À l’occasion de la sortie en ligne de son court-métrage d’animation Ayam, nous avons posé quelques questions à Sofia pour en savoir plus sur elle et sur son parcours. Voici ces réponses.
- Comment t'es tu retrouvée dans le cinéma d'animation ? Quel est ton parcours ?
Je dessine depuis toute petite et j'ai su très tôt que je ne m'épanouierai pleinement que dans un métier artistique. Quand j'étais lycéenne à Casablanca, j'ai fait la rencontre d'un artiste et animateur marocain qui m'a expliqué son métier. Ça a été un déclic, j'ai apprécié l'idée que l'animation "donnerait vie" à mes dessins. J'ai commencé alors à m'intéresser à ce médium, à voir davantage de longs-métrages animés, et à commencer à m'intéresser progressivement au monde du court-métrage d'animation qui est bien plus foisonnant et intéressant. Ce qui est intéressant dans l'animation c'est que ça me permet d'être une artiste complète : j'écris, je dessine, filme, créé le son, pense la musique. C'est un medium qui n'a de limite que l'imagination.
Ça a été difficile d'en faire mon métier, car je ne viens pas spécialement d'une famille d'artistes, et l'animation est encore trop peu connue au Maroc. Alors j'ai fait des études plus classiques dans un premier temps, en prépa / école de commerce. Pendant mes études, je me suis formée en autodidacte aux techniques de l'animation, j'ai essayé plusieurs choses et j'ai fini par réaliser un premier court-métrage en techniques mixtes d'une quinzaine de minutes. Ce premier film m'a permis d'être sélectionnée en Master en Animation au Royal College of Art (Londres) où mon film "Ayam" a notamment été réalisé.
Le mot animation vient du LATIN anima qui signifie "souffle de vie". J'aime cette idée de mouvement des beaux arts.
Sofia El Khyari
- Qu'est ce que cela suppose d'être un réalisateur de film d'animation ? Qu'est ce qui te touche dans l'animation ?
Je suis réalisatrice indépendante, donc je travaille sur des courts-métrages essentiellement et sur divers projets artistiques indépendants. Pour moi qui ai également fait un cursus en management, le métier de réalisateur est très proche du métier d'entrepreneur. En plus d'être artiste, il faut savoir gérer une équipe (animateur, ingénieur son, compositeur etc), penser aux financements, à la communication...
C'est aussi un métier qui demande de la recherche constante, de lire, de s'informer, de voir des films et d'aller à des expositions pour s'inspirer. Et aussi, un métier qui demande énormément de passion car le procédé est très long, il faut accepter que chaque film est un voyage pour le réalisateur.
Le mot animation vient du latin anima qui signifie "souffle de vie". J'aime cette idée de mouvement des beaux arts.
- Peux-tu nous en dire plus sur ton style d'animation, ton inspiration et ta sensibilité esthétique.
J'aime expérimenter, essayer différentes techniques, faire des recherches visuelles en fonction de mon sujet. J'adopte souvent une technique particulière en fonction du sujet de mon film, car les images ont une forte puissance évocatrice.
Pour le film "Ayam" j'ai puisé des références dans l'art islamique (au niveau de la géométrie sacrée et de la calligraphie), et également dans l'art naïf "à la Chaibia". Je voulais qu'on ait l'impression d'être au Maroc, mais sans dessiner un lieu précis, en l'évoquant uniquement par les arts traditionnels. C'est un film sur la mémoire, sur ma mémoire, et donc cela justifiait d'être peu précis.
L'animation ensuite a été réalisée en papier découpé, car j'aimais l'idée de recréer un film proche du livre. La texture du papier à l'écran donne cette impression d'ouvrir un vieux livre. L'animation est un processus lent, il a fallu des centaines d'images découpées pour réaliser le film.
- Pourquoi avoir choisi le thème d'une scène de vie du quotidien marocain ?
Quand j'étais plus jeune j'étais fascinée par les histoires que me racontaient ma grand-mère et ma mère. C'était souvent des petites anecdotes du passé, mais elles ont servi à me forger. J'étais notamment fascinée par la vie de ma grand-mère qui, malgré les difficultés qu'elle avait pu rencontrer, avait toujours fait preuve d'une force, d'une détermination et d'une générosité sans failles, et j'ai même rêvé de lui consacrer un long-métrage !
Je dis souvent que ma mère et grand-mère sont des féministes sans le savoir, et je voulais leur faire honneur, à elle, ainsi qu'aux autres nombreuses femmes marocaines à la personnalité forte.
- La transmission chez les femmes marocaines est souvent liée à ce genre d'épisodes anodins, peux-tu nous en dire plus ?
La société marocaine est pour moi avant tout une société orale. Beaucoup de choses sont transmises par les contes, les anecdotes, le langage en général. C'est une société où il existe encore des espaces où les femmes peuvent se retrouver uniquement entre elles, et discuter ouvertement et indépendamment des hommes. J'aime beaucoup ce genre d'ambiance, et j'ai de très bons souvenirs où j'étais au milieu de conversations, de chants, de rires avec ma grand-mère, ma mère, mes tantes ou cousines. Ce sont des lieux où toutes les générations se côtoient dans la sororité, et où la transmission se fait naturellement.
- On sent que tu es très marquée par la calligraphie et sa symbolique dans ta manière de te représenter les choses, peux-tu nous en parler davantage ?
Je suis à vrai dire fascinée par la calligraphie arabe, et les limites qu'elle brouille entre abstraction et figuration. En fait je suis à la fois influencée par l'art occidental historiquement figuratif, et l'art islamique abstrait. Cela fait que j'aime jouer avec les images, tantôt abstraites, tantôt figuratives. Cela se prête bien à la représentation de la mémoire par ailleurs.
J'aime le fait que la calligraphie une fois animée, oscille entre mots, lignes, formes et visages. J'ai travaillé notamment sur le style nashki, car c'est une calligraphie simple, pleine de courbes, mouvante, fluide, qui évoque la silhouette féminine.
- Quels sont les films d'animation qui t'ont le plus marquée ?
Je vais citer les films qui m'ont le plus touchée quand je commençais à m'intéresser au cinéma d'animation. En long-métrage Persepolis (Marjane Satrapi), et en court-métrage Hammam (Florence Miailhe). Sûrement parce que ce sont des films qui mettent en scène des femmes proches de ma culture.
- Quels sont tes projets futurs ?
Je travaille actuellement sur mon 4ème court-métrage animé, qui sera un film introspectif, sur la nostalgie et la mémoire, qui questionne les limites entre rêve et réalité. J'ai aussi d'autres idées, j'aimerais réaliser une collection d'expérimentations, et j'ai un projet d'installation en attende de soutien et de financement.