Sofia Alaoui

Au delà du réel

Le film marocain "Qu'importe si les bêtes meurent" écrit, réalisé et produit par Sofia Alaoui, a reçu le grand prix du jury au Festival Sundance dans la catégorie internationale "Shorts". 74 films sélectionnés concouraient parmi plus de 10 000 reçus du monde entier.

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Née à Casablanca, Sofia Alaoui a grandi entre le Maroc et la Chine. Elle s’installe ensuite à Paris pour faire des études de cinéma puis réalise des vidéos, des courts métrages auto-produits, avant de tourner son premier court métrage de fiction, "Kenza des Choux" qui a été présenté dans une quinzaine de festivals. En 2015, elle réalise un premier court métrage documentaire, "Les enfants de Naplouse", puis récemment un second court métrage documentaire, cette fois-ci au Maroc, "Les vagues ou rien". Elle travaille aujourd’hui sur son premier long métrage "La tempête" qui a été sélectionné aux Ateliers de l’Atlas du Festival international du film de Marrakech en décembre dernier, dans la section "Regards sur l’Atlas".


“Qu’importent si les bêtes meurent” c’est l’histoire d’un village dont les croyances viennent être bousculées.”

Sofia Alaoui


Dans les hautes montagnes de l’Atlas, Abdellah, un jeune berger et son père, sont bloqués par la neige dans leur bergerie. Leurs bêtes dépérissant, Abdellah doit s’approvisionner en nourriture dans un village commerçant à plus d’un jour de marche. Avec son mulet, il arrive au village et découvre que celui-ci est déserté à cause d’un curieux événement qui a bouleversé tous les croyants.

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Nous avons rencontré Sofia et lui avons posé quelques questions pour mieux la connaître et comprendre son travail. Nous avons parlé de la représentation du Maroc AU cinéma, de contemporanéité et d’appropriation des interrogations actuelles. Un entretien passionnant que nous partageons avec vous ici.

- Comment t'es tu retrouvée dans le cinéma ? Quel est ton parcours ? 

J’ai grandi entre le Maroc et la Chine. Petite, mon père m’a offert une petite caméra qui nous suivait pendant nos voyages en Asie. Sauf que moi, j’écrivais une histoire en m’appropriant le lieu où j’étais, au gré de mon imagination. Cette caméra est devenue une troisième main que j’emportais partout. Puis, lorsque j’étais de retour à Pékin, avec mon petit groupe, nous nous retrouvions pour improviser un tournage : nous étions acteurs, cameramen, réalisateurs en même temps. J’ai alors commencé à collectionner un tas d’accessoires pour mes films : perruques, masques de monstres et des mètres de tissus pour confectionner les costumes ! Les années ont passé et mon envie de cinéma n’a fait que grandir…Après le lycée à Casablanca, je pars faire des études de cinéma à Paris, je commence à developper mon réseau sur place puis il y a 3 ans je décide de revenir au Maroc pour monter ma société de production Jiango Film pour le cinéma et Gadate Productions pour la production de publicité.

- Qu'est ce que cela suppose d'être un réalisateur marocain aujourd'hui et par extension un réalisateur du "monde arabe" ? Réalisateur ou réalisatrice d’ailleurs ?

Être réalisatrice et pas réalisateur c’est quand même très différent. Déjà car c’est un nom masculin et ce métier est souvent réservé aux hommes. D’ailleurs sur un plateau, le fait d’être une jeune femme au lieu d’un homme, s’est bien fait sentir. L’autorité est différente. On est moins prise au sérieux par des techniciens Hommes de plus de quarante ans. Donc il faut se battre. De la même manière pour trouver de l’argent pour financer un film. Je pense qu’on prend plus au sérieux un homme qu’une jeune fille aux yeux clairs. Donc pour moi c’est important le mot réalisatrice, d’imposer le féminin dans un monde masculin.

Par extension je pense que c’est aussi pour cela que les gens insistent sur réalisatrice du monde arabe, car derrière monde arabe, il y a cette idée que les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Et donc être réalisatrice du monde arabe c'est d’une certaine manière avoir franchi ces barrières. Il faut toutefois reconnaître que ces dernières années la création cinématographique arabe a été nourrie de films réalisés par des femmes. On pense évidemment à Nadine Labaki, Leila Kilani, Annemarie Jacir, Meryem Touzani, Kaouther Ben Hania, …

J’ai l’impression également que les débats qui touchent la France autour de la parité, touchent également la classe culturelle des pays de la Méditerranée. Mais est-ce que cette classe culturelle est écoutée au Maroc ? C’est autre chose… L’accès à la culture et à une parole autre au Maroc est quand même assez réduite. C’est cela qui est avant tout dommage car est-ce que ces films réalisés par des femmes sont vus dans les zones rurales du Maroc ? Je ne suis pas sûre et pour moi pour revenir à la question, être une réalisatrice marocaine, c’est penser à la diffusion de son film dans ces zones-là. Sinon, on fait du cinéma pour les étrangers.

- Dans "Qu'importe si les bêtes meurent" on sent la volonté de connecter la réalité marocaine aux grandes interrogations actuelles (la vie extraterrestre, les mystères de l'univers…). Une forme de contemporanéité inédite qui fait réfléchir… Peux-tu nous en parler ? 

J’ai grandi au Maroc, et il faut se le dire dans toutes les catégories sociales c’est compliqué de remettre en question la conviction partagée par le groupe. La question de la vie extraterrestre m’a toujours fascinée, car elle permet de questionner nos certitudes et vérités absolues. Est-ce que l’existence des extraterrestres avérée changerait notre façon de penser ? J’avais dès le départ envie de raconter une histoire qui n’affronte pas brutalement ces questions. J’aime un cinéma qui flirte entre les genres, entre documentaire et fiction, entre poésie et brutalité dans la mise en scène. Il y avait également le désir de raconter une histoire qui se déroule dans un petit village isolé de l’Atlas. Je trouve que ces décors désertiques immenses racontent aussi beaucoup de choses...

- La représentation du monde rural marocain dans le cinéma est souvent précaire, misérabiliste… alors que dans ton court métrage cet univers est sublimé, poétisé… Était-ce une volonté de ta part ? 

Oui tout à fait. Je n’avais pas envie d’apposer un regard de Casablancaise moderne sur ces bergers ou leurs habitats. Souvent le traitement misérabiliste c’est je trouve un regard qui vient de haut pour regarder les petites gens. 

J’avais envie de les filmer comme ils étaient, sans discours derrière leurs façons de vivre, sans appuyer le fait qu’ils n’aient pas d’électricité dans leur maison en terre. C’est une réalité point. Mais surtout, ce n'est pas le sujet du film, bien que ça nourrisse l’univers du récit. 

Ce sont des personnages d’abord. L’ambition esthétique du film par contre n’est pas venue pour s’opposer au misérabilisme, elle est venue car j’aime le cinéma et je voulais faire un film cinématographique qui questionne notre place d’humain dans le monde. J’avais envie que la beauté des images nous élève et nous sorte justement d’une dimension purement sociale et réaliste qu’on a l’habitude de voir. 

- Le genre que tu explores, plutôt sombre, sci-fi, est rare dans le paysage cinématographique marocain, comme si les réalisateurs s'interdisaient ce genre y préférant un cinéma plus classique, plus "réel". Comment expliques-tu ce choix plus atypique ? 

Je ne peux pas parler pour les autres réalisateurs. Je pense qu’il y a des envies très diverses et c’est bien qu’il y ait une diversité dans la création. Pour ma part, j’ai 29 ans, et je pense que j’ai été nourrie de films du monde entier, pas seulement de la nouvelle vague française. Donc mes influences se trouvent à la fois dans un cinéma de divertissement, comme dans un cinéma très niche.

- Recevoir un prix Sundance c'est quand même une consécration importante, comment le vis-tu ? 

Pour moi être sélectionnée à Sundance, c’était déjà un prix en soi. Si j’avais gagné le Prix du Jury international, ça aurait été déjà le jackpot. Donc autant vous dire je n’ai jamais envisagé pouvoir gagner le Grand Prix du Jury.

Je pense que le Maroc et la France sont très fiers surtout que ça ouvre la porte aux Oscars 2021. Se satisfaire d’un prix, c’est quand même important. Mais ce n’est pas tout. J’ai des projets à venir, et je suis déjà au travail pour construire la suite. En effet un Prix ça ouvre les portes aux USA, mais faire du cinéma là- bas, ça n’a jamais été mon rêve. Moi je veux faire des projets au Maroc et si ça touche le monde entier, ça serait le graal. 

- Quels sont tes projets futurs ? Un long métrage ? 

J’ai deux projets de longs-métrages. Un assez bien avancé qui a été développé à l’Atelier Scénario de la Femis et aux Ateliers de l’Atlas du Festival de Marrakech. Et l’autre, c’est l’adaptation de mon court métrage en long métrage. En parallèle j’ai la société de production que j’ai fondée avec Meryem Hamdi, que j’ai envie de développer à 100%. On est à la recherche de réalisateurs et réalisatrices qui ont un regard singulier sur le monde.