[Coup de coeur] Casablanca Circus de Yasmine Chami

Une ville monstre, un drame social et un couple à qui tout sourit, ce sont là les trois strates d'une histoire où s'érodent les certitudes et les illusions des personnages de Casablanca Circus, le 5ème roman de Yasmine Chami sorti en Août dernier.

May et Cherif ce sont nos Solal et Ariane à nous. Emplis d’idéaux préservés jusque-là par leur présence à Paris - territoire neutre et neutralisant de leurs différences -, leur retour au Maroc sonne le glas de leur unité et fragilise leur amour.

Au cœur de l'histoire se trouve le Karyane L'bahriyine, bidonville tout droit sorti de l'imaginaire de Yasmine Chami qui fait douter même les Casablancais sur son existence réelle. Son destin et celui de ses habitants devient le centre du monde, l'endroit même où se joue le sort d’une humanité menacée par un néolibéralisme prédateur, mais aussi les aspirations d'un couple qui vacillent au pied des récifs atlantiques casablancais.

Casablanca Circus est le théâtre d'un monde brutal, mais qui par sa lucidité et son regard juste devient un chant de résistance et de lutte, qui fait triompher une humanité vulnérable et généreuse, fragile et vivante, celle qui nous concède quelques espérances.

« Écrire ce livre… Son titre m’a accompagnée durant plus de vingt-cinq ans…

Dire cette ville monde, Casablanca, ses envers et ses endroits, les lieux où elle déborde les frontières assignées, toujours, celles des colons, celles des nantis, celles des affairistes, et celles des femmes et des hommes de bonne volonté. Casablanca est le personnage principal de ce roman, parce qu’elle y est davantage qu’une ville, elle est une matrice puissante où fermentent et germent toutes celles qu’elle contient, fait advenir ou disparaître dans un mouvement de marées aussi irrésistible que l’océan qui ne la limite pas.” Yasmine Chami

À la fin de la lecture du livre, nous nous sommes empressés d’envoyer quelques questions à Yasmine Chami pour prolonger notre plaisir de lecteur, découvrez ses réponses ici :

1 - Qui sont les clowns du cirque casablancais ? 

En réalité, votre question me prend au dépourvu. Je n’avais pas imaginé de clowns dans ce cirque là, ou peut être des clowns tristes, ceux qui mettent des nez rouges pour cacher leurs mélancolies. 

En ce sens, May peut en être un, elle fait un tour de piste, clown et acrobate en même temps, sans illusion, mais sans reddition devant ce qui s impose comme la réalité de la ville.

Il y a d’autres clowns, ceux qui pleurent et qui rient en même temps… Lahcene peut-être, avec sa dérision si humaine qui est aussi une forme de résistance… 

Les clowns ne sont pas ceux que l’on pense, il y a chez les clowns une dignité et une générosité unique quand ils endossent leur costume de scène pour nous faire sourire au cœur de la tragédie. 

2 - Dans quelle mesure peut-on participer au système sans se trahir ? 

Je ne sais pas ce que vous appelez le système. Ce que ce texte explore me semble-t-il, c’est le coût du développement, la manière dont il est pensé, ce que ça fait à ceux qui sont broyés par cette machinerie là. 

Il y a ceux qui en tirent des profits considérables, parfois avec cynisme, parfois avec un sentiment de culpabilité, parce que ce système comme vous dites, qui avance en s’appuyant sur l’argumentaire de la modernité, sans que ce qu’elle impose ait été pensé jusqu’au bout, sans imaginer des dispositifs singuliers qui la rendraient supportables pour tous - après tout nous devenons modernes pour mieux vivre - ne développe que certaines conditions matérielles d’existence. Et ce n’est pas rien ! Mais ce que nous en faisons, au nom de quoi nous le faisons, voilà ce qui devrait aussi nous occuper. Parce que le déplacement - que ce soit la relégation spatiale de ceux qui sont vulnérables au nom de leur bien-être à venir ou la translation des normes et des valeurs qu’implique cette évolution - n’est pas anodin. Il produit une transformation des êtres, du rapport à soi, aux autres, à la communauté, à la terre et ses ressources. Il faut le penser pour le vivre décemment ensemble. Parce qu’évidemment, ce qui compte c’est d’être ensemble et non séparés par cette réalité de la modernité, de ce qu’on appelle le développement. 

3 - L'ordre bourgeois appauvrit-il les relations amoureuses ? 

C est une vraie question. Ce que vous appelez l’ordre bourgeois, c’est une organisation des liens qui sanctifie la propriété, la stabilité des acquis, leur accroissement permanent. 

L’amour est à l’opposé de cette thésaurisation générationnelle, il exige la croissance de l’être, il ne se situe pas du côté de l’avoir. En ce sens l’amour est révolutionnaire. Il transforme ceux qu’il touche pour le meilleur et pour le pire. 

4 - Est-ce que les "May" sont réellement prêtes à s'allier aux classes populaires contre leurs propres privilèges ? 

Je ne suis pas certaine que May s’allie aux classes populaires. Elle reconnaît dans cette dépossession de ce qui fait vivre, ce déplacement, quelque chose qui résonne intimement. Elle pourrait se perdre dans ce retour si sa vigilance venait à chanceler. Être absorbée par cet ordre bourgeois et perdre la liberté de croître, de devenir ce qu’elle est fondamentalement, de perdre aussi la mémoire de cet amour qui l’a fondé comme femme, se dissoudre dans cet ordre là. Je pense que c’est ce qui en fait une résistante à sa propre classe sociale. Rachid, Lahcene, Rabea la guident vers ce qu’elle pressent, cette intuition que la vulnérabilité est la condition même de l’humanité. L’ordre bourgeois comme vous dites est tout entier construit dans le refus de la vulnérabilité. May rencontre les habitants du bidonville, et bien qu’elle soit si nantie, si protégée, ce sont eux qui lui donnent ce qui va lui permettre de vivre, de continuer son chemin. Ici le don est mutuel, la considération est au cœur des liens tissés entre les habitants du Karyane et cette jeune femme venue d’un autre monde social. 

5 - Quels espoirs et quelles consolations garde t-on une fois la violence de Casablanca mise à nue ? 

J’ai envie de répondre la beauté tant qu’elle existe. Et aussi peut-être la possibilité ouverte de la rencontre, qui tisse un espace commun, ce précieux et fragile travail de maillage qui est la forme ultime de résistance face à la violence du neolibéralisme quand il n’est pas contenu par une justice forte et indépendante. 

Crédit photo de couverture : Ali Madani (@rwinalife)


 

Née en 1966 à Casablanca, Yasmine Chami poursuit ses études supérieures au Lycée Louis le Grand à Paris, avant d'intégrer l'Ecole Normale Supérieure Ulm en philosophie. Elle est également agrégée de sciences sociales.  Elle se tourne alors vers l'anthropologie et travaille sur les lignées de femmes migrantes, remontant les généalogies et les histoires de la France vers le Maroc, dans une tentative d'élucidation des conséquences de la migration sur les représentations de la maternité et de la filiation. Elle publie son premier roman Cérémonie en 1999 chez Actes Sud. À la naissance de ses fils en 2001 à New York, elle décide de retourner vivre au Maroc où elle dirige la Villa des Arts de Casablanca avant de fonder et diriger pendant 10 ans une entreprise de production audio visuelle qui propose à travers des émissions sociales diffusées par la télévision marocaine une compréhension des enjeux des évolutions de la société marocaine liées à l'urbanisation. Elle y aborde entre autres les questions liées au patriarcat, l'éducation, la place des femmes, l'argent, la sexualité et la transmission religieuse, questionnant toujours le rapport entre normes et réalités. Depuis 2011, elle se consacre à l'enseignement. Casablanca Circus est son cinquième roman.